En 1486, à Strasbourg, deux inquisiteurs dominicains, Jacob Sprenger et Henrich Kramer, publient une oeuvre intitulée Malleus Maleficarum, en français le Marteau des Sorcières. Ce livre est en fait un manuel
destiné au combat contre le démon, écrit à l'usage d'inquisiteurs et de magistrats participants à la lutte contre la sorcellerie, et qui sera responsable de la mort de plusieurs
dizaines de milliers de personnes.
La sorcellerie, une
nouvelle forme d'hérésie
Le sorcier est un personnage qui est capable d'obtenir des satisfactions, morales ou (et) matérielles, par des procédés magiques. Il a la possibilité de faire le bien comme le mal, et
peut donc guérir ou engendrer la mort. Il est à la fois craint et respecté par les populations rurales. Cependant, dès le Xème siècle, l'Eglise catholique voit dans le
sorcier une illustration de la survie des pratiques pré-chrétiennes et païennes, telles que le druidisme, puis fut considéré comme un hérétique, possédé par le démon.
L'Inquisition, tribunal religieux, est crée en 1231 pour lutter contre les hérétiques qui comprendront progressivement les sorciers et les devins. En 1270, parait un ouvrage luttant contre
la sorcellerie, Summa de Officio Inquisitionis (le Traité de l'Office de l'Inquisition),
et mentionne les différentes peines à infliger face aux hérétiques. Par la suite, en 1435, un procès d'une grande ampleur a lieu à Toulouse, devant le tribunal de l'Inquisition, dans lequel
fut jugé 63 hommes et femmes, accusés de vouer un culte au démon. Sous la torture, ils avouent d'adorer le diable et de se rendre régulièrement à des sabbats. A partir du XVème siècle, la lutte
contre la sorcellerie se développe dans toute l'Europe Occidentale et de nombreuses personnes furent victimes de procès arbitraires. Un théologien, Jean Vinetti, publie Tractatus contra demonum invocatores (Traité contre les invocations du démon) en 1450 et fait entrer la
sorcellerie dans l'hérésie.
C'est à partir de la seconde moitié du XVème siècle que s'organise la répression contre la sorcellerie, et même la papauté va prendre part au combat. En 1484, le pape Innocent VIII
promulgue la bulle Summis desiderantes affectibus et condamne officiellement tout acte de sorcellerie, qu'il considère comme
opposante à l'Eglise. A cette occasion, il laisse le libre arbitre aux inquisiteurs afin de combattre les hérétiques. C'est donc dans un contexte troublé que le Malleus Maleficarum va s'inscrire. Sa publication aura pour objectif de guider les magistrats qui agissent au nom de la
papauté.
Origines et
publications
Le Malleus Maleficarum,
connu également sous le nom de Marteau des Sorcières depuis le XVIIIème siècle, fut imprimé
pour la première fois en 1486 par Peter Drach, à Bâle. Le titre de l'ouvrage se déduit uniquement de l'apologie qui précède le traité publié par le prieur du couvent dominicain de Cologne, Jakob
Sprenger. Cette apologie désigne comme responsable de la rédaction un ami de Sprenger, le dominicain de Sélestat Heinrich Institoris (Kramer). Cela contredit néanmoins plusieurs passages du traité lui-même, dans lequel on parle de deux
inquisiteurs en tant que rédacteurs. L'attribution à Kramer n'est pas discutée de son vivant, alors que le rôle de Sprenger reste obscur. C'est dans l'édition de Nuremberg de 1519 qu'on trouve pour la première fois dans le titre une
indication d'auteur, nommant aussi bien Institoris (mort avant 1505) que Sprenger (mort en 1495). Les éditions suivantes ne donnent pas d'auteur, les deux éditions vénitiennes de 1574 et 1576
attribuent l'ouvrage à Sprenger seul, tout comme la première édition de Francfort-sur-le-Main en 1580. Dans les éditions de la fin du XVIèmesiècle (1582, 1588 et 1600), le même
imprimeur, c’est-à-dire l'éditeur Nicolaus Bassaeus, mentionne ces deux auteurs.
Mais à partir de 1580, la dernière édition (Lyon, 1669) regroupe sous le nom de Malleus Maleficarum plusieurs traités d’époques
différentes. On peut citer l’inquisiteur Jean Nider (docteur en théologie au début du XVèmesiècle), le franciscain Girolamo Menghi (considéré comme le père de l’exorcisme au
XVIème siècle), le théologien Jean Gerson (évêque ayant vécu de 1363 à 1429 et qui a
participé à plusieurs conciles), le poète Thomas Murner (1475-1537) ou encore le dominicain Bartolomeo de Spina (proche du pape Paul III et ayant vécu entre 1475 et
1547). Par ailleurs, fut introduit la bulle du pape
Innocent VIII Summis desiderantes affectibus du 5 décembre 1484 aux éditions du Malleus. D'une part, elle permettait le Marteau des Sorcières d’avoir un caractère d'autorité suprême. D'autre part, grâce
à la publication commune, elle obtint une place considérable dans les promulgations papales concernant la sorcellerie et la magie.
Les deux auteurs du Marteau des Sorcières n'apparaissent pas dans
la page de titre, mais sont donnés à la page suivante comme Iacobus Sprenger et Henricus Institoris. Jusqu'au XIXème siècle,
Sprenger était considéré comme le principal auteur. Joseph Hansen avança le premier de nombreux arguments pour une attribution principale ou unique à Institoris, déterminant ainsi la direction de
la recherche en langue allemande du xxesiècle. En revanche, Sprenger continue à figurer dans la littérature internationale, au moins
comme co-rédacteur à part entière. Ce n'est que récemment qu'André Schnyder tenta de contredire cette attribution. Le débat sur ce sujet reste alors en suspens.
Composition de l'oeuvre
D'un point de vue formel, le Malleus
Maleficarum est divisé en trois parties. La première se compose de 18 questions concernant
l'origine de la sorcellerie, les rapports entre les démons et les sorcières, leurs pouvoirs et la question de la permission divine. Cette partie demeure avant tout théorique. C'est d’abord
première ligne la Bible et les écrits patristiques qui servent d'autorité, ainsi que les grands théologiens médiévaux. La seconde partie se compose de deux grandes questions principales : la
première, en seize chapitres, traite la question de savoir à qui le
sorcier peut nuire ; la seconde, en neuf chapitres, expose les moyens de défense et de préservation face aux ensorcellements. Cette partie est étayée par l'expérience des deux
auteurs-inquisiteurs dans leur pratique des procès. La troisième partie propose des instructions pour la conduite des procès de sorcellerie et traite de la compétence juridique. Elle est suivie
tout d'abord par une discussion en cinq questions sur l'ouverture du procès, puis par douze questions sur son déroulement, enfin par vingt questions sur les sentences applicables en fonction des
cas. Alors que, dans la première partie du Malleus, les explications théoriques sur la sorcellerie sont au
premier plan, la seconde est caractérisée par un large emploi d'exemples, et la troisième est
consacrée aux applications pratiques. La première partie s'adresse avant tout aux théologiens, la seconde aux prédicateur, et la troisième est en quelque sorte un manuel
juridique.
Les femmes et le diable
Le Malleus Maleficarum se
différencie de tous les autres ouvrages du même genre. Deux caractéristiques de l'ouvrage sont déjà indiquées dans le titre : la focalisation sur les femmes en tant que sorcières
(maleficarum, au lieu de maleficorum pour
sorcier), ainsi que le maléfice (maleficium) comme objet de poursuites et de condamnations. De plus, le Malleus considérait la sorcellerie comme un crimen mixti
fori, en conséquence la justice spirituelle et temporelle était incitée à réprimer les sorcières avec de grandes libertés. Pour les auteurs du livre, la sorcellerie est un vaste complot
démoniaque visant à détruire la chrétienté. Pour cela, le diable tente de s'appuyer sur les femmes, qui semblent donc faire l'objet d'une grande méfiance de la part de l'Eglise. Profitant de la
faiblesse des femmes (misogynie ?), le diable peut les séduire et les corrompre avec une grande facilité, et peut s'unir charnellement avec elles. Ces femmes, devenues des sorcières, sèment alors
le désastre dans le monde chrétien. Elles rendent les hommes impuissants et les femmes stériles, tuent les foetus dans le ventre des mères, donnent les nouveau-nés au service du diable, changent
les humains en bêtes féroces, et notamment en loups-garous. Les auteurs du Malleus vont jusqu'à les rendre coupables des maladies, de la lèpre, de la cécité, d'infirmité et d'autres
catastrophes. Elles déchaîneraient également les éléments, tels le tonnerre, la tempête ou la grêle. Il n'est donc étonnant de savoir que 3 personnes sur 4 envoyées au bûcher étaient des
femmes.
Cependant, c'est principalement au sein du mode rural que les sorcières exercent, si on en croit le Marteau des Sorcières. En effet, le personnel
médical étant quasiment absent des campagnes, les "guérisseuses" demeurent donc l'unique recours des paysans. Mais elles sont craintes puisque si elles sont capables de guérir, elles peuvent
aussi amener la mort et la souffrance. D'ailleurs, les chasseurs de sorcières se répandirent durant la deuxième moitié du XVème siècle, et les personnes pratiquant la "magie" sont désignées comme
démoniaques. Par ailleurs, le clergé appelait même les paysans à les dénoncer. Alors les accusations se multiplient, et lorsque des humains ou des animaux tombent malades ou décèdent subitement,
ce sont les fameuses "guérisseuses" qui sont les principales responsables et accusées d'ensorcellement. Ces sorcières sont généralement des femmes isolées, d'un certain âge, et côtoyant peu de
monde, et elles suscitent parfois l'imagination des ruraux qui voient en elles des démones ayant conclu un pacte avec le diable. Ainsi des centaines de bûchers sont allumés, dans le seul but
d'exterminer la sorcellerie.
Procédures et conséquences du Malleus
Personne ne
peut nier l’influence considérable qu’a eu le Malleus puisqu’il fera l’objet de vingt-six à vingt-huit éditions entre les années 1487 à 1669. On lui associe même
le qualificatif de "Manuel de la chasse aux sorcières par excellence." Cependant, à la différence des causes où comparaissent les hérétiques, ces
affaires relèvent des tribunaux civils et non de l'Inquisition, mais cela n'empêche pas certains inquisiteurs de pouvoir faire parti des magistrats. De plus, les accusés étaient rarement défendus
puisque celui ou celle qui défendait l'accusé pouvait aussi passer pour un serviteur du diable. Le Marteau des Sorcières détaille la procédure d'accusation en trois étapes :
-> Une série de question pour vérifier si l'accusation de sorcellerie
est fondée, si l'accusée échoue à l'interrogatoire, c'est à dire, si ses accusateurs pensent qu'elle a le potentiel d'une sorcière ou qu'elle ne peut pas prouver son innocence, ils passent à
l'étape suivante.
-> La recherche de preuves contre la sorcière, une marque
significative prouvant son lien avec le démon, une manifestation publique de son pouvoir diabolique. S'ils arrivent à trouver une preuve valide contre elle, ils passent à la dernière partie de la
procédure.
->
La torture, seul moyen disponible et efficace pour avoir
les aveux de la sorcière. Pour les magistrats, l'aveu est important puisque, sans lui, ils n'ont pas le droit de prononcer de condamnation. De plus, en général, les juges sont persuadés de la
culpabilité des sorcières, et donc le recours à la torture fait partie de la normalité dans une procédure. Les juges font confesser à leur victime le pacte avec Satan et l'union avec le diable,
le reniement de leur foi chrétienne, et leur font avouer qu'elles disposent d'une poudre destinée aux maléfices. Egalement, les magistrats demandent parfois les noms des complices puisqu'à
l'époque, il était peu concevable qu'une femme ait la conscience de pouvoir agie seuls. Par ailleurs, certaines torturées en venaient même à dénoncer leurs parents où leurs amis, qui à leur
tour dénoncent d'autres gens pour mettre fin à leurs souffrances. Leurs aveux leurs conduisent principalement au bûcher. Enfin, les rares accusés qui résistent au supplice sont
condamnées au bannissement.
Il est impossible de donner un bilan précis sur le nombre des victimes, faute de sources. Les chiffres ne peuvent pas non plus prendre en compte les exécutions
sommaires. Mais on peut situer, grâce aux archives restantes (surtout en provenance d'Allemagne), que sur 100 000 accusations relevées à cette période en Europe occidentale, 50 000
personnes furent exécutées, dont 40 000 étaient des femmes.
Les oppositions au Marteau des Sorcières
La première dissertation historique sur les procès de sorcellerie fut l'œuvre du
juriste de Halle Christian Thomasius, dans son De Origine ac Progressu Processus Inquisitorii contra Sagas (1712). Il commence par
définir l'image des sorcières de son époque, puis tente de prouver que "ni l'écriture sainte, ni les droits romain ou canonique, non plus que les lois des
anciens Francs, n'ont su quelque chose de telles sorcières." Thomasius va même conclure : la "fable d'une secte des sorcières est apparue en Italie
vers 1400" et c'est à travers la bulle Summis desiderantes affectibus que l'inquisition contre les sorcières aurait été introduite,
sur l'ordre de la papauté. Le Malleus Maleficarum ne joue donc pas de rôle déterminant chez Christian Thomasius, au contraire
de la bulle d'Innocent VIII de 1484 qui était inclu dans l'ouvrage.
Pour le
surintendant luthérien Eberhard David Hauber, dont les Bibliotheca, acta et scripta magica (1739) jouirent d'un grand retentissement, le
Malleus, dans les années trente du XVIIIème siècle, est considéré comme "ce livre, sur lequel fut fondé [...] le savoir de base concernant la magie et les procès
qui furent menés sous cette accusation", et "en vertu duquel [...] quelques centaines de milliers d'hommes perdirent leur honneur, leurs biens et leur vie
[...]"
Peu de temps
après le dernier procès européen pour sorcellerie , celui de la servante Anna Göldin, dans le canton suisse réformé de Glaris, en l'an 1782, le pasteur évangélique Johann Moriz Schwager publia un
Essai d'une histoire des procès de sorcellerie (Versuch einer Geschichte der Hexenprozesse) en 1784, qu'il dédia à Joseph II, le "vainqueur de la
superstition et des tyrans de la conscience." La présentation de Schwager est basée selon ses propres expériences de prédicateur concernant la superstition, qui "continue
encore à nuire à la religion". Sa conception de l'histoire suit la pensée cicéronienne de l'Historia magistra : "l'histoire
est une maîtresse d'enseignement pour les sages et un fouet pour les fous [...]. La superstition [...] est encore bien présente [...]. On doit donc lui opposer une
histoire fidèle de la superstition et de ses funestes suites, qui agira et effraiera plus efficacement que des réfutations abstraites." Dans cette oeuvre, on y retrouve "un choix d'extraits du Marteau des Sorcières et des informations détaillées sur ce livre
maudit", car "les principes qui y sont contenus ont encore pour une part leurs amis et leurs défenseurs, quoique la plupart de nos théologiens ne
connaissent même plus cette source répugnante."
Le Malleus Maleficarum, manuel de chasse aux sorcières, a engendré la mort dans de nombreuses campagnes
d'Europe, principalement en Allemagne, et a été approuvé officiellement par la papauté. Par ailleurs, ce livre illustre les mentalités rurales du XVème et du XVIème siècle,
c'est-à-dire à la veille des remises en causes à l'encontre de l'Eglise, et à l'aube de la naissance des théories protestantes. L'Eglise s'est encore rendue responsable de
crimes en voulant affirmer son autorité, et il n'est pas étonnant que celle-ci s'attire même l'hostilité d'ecclésiastiques, durant les siècles suivant, qui préféraient s'écarter de l'ordre
établi plutôt que y rester. Aujourd'hui encore, la papauté ne reconnait toujours pas son erreur en ayant soutenu la chasse aux sorcières, et qui avait contribué à l'envoi au
bûcher de dizaines de milliers d'innocents, par simple superstition.